Vigilance


Cette femme ne regarde pas son entourage : elle le scrute, elle le surveille avec un œil perçant et vérificateur ; elle est sans doute effrayée que quelque chose lui échappe, que le monde ne soit tout à coup plus à sa place, qu’un petit désordre la mette en danger, alors elle veille, jour après jour, pointe les irrégularités de la journée, les défauts en tous genres (chemise mal repassée, objets déplacés), son fantasme est de rester maîtresse du monde ; elle ne doit pas rêver, ni contempler quoi que se soit  : s’abandonner au rêve de la vue, cela serait sans doute sa perte, son arrêt de mort.  Regarder pleinement  quelque chose ou quelqu’un suppose de se détacher de lui, de n’être plus propriétaire de rien, de laisser monter en soi une attention flottante, sans vouloir identifier les choses, juste pour les faire apparaître —les suspendre à la fragilité de l’instant (leur seule demeure). Cette femme me déprime, quand elle me regarde, elle est incapable de fixer son attention sur mon visage, et comme je n’existe pas pour elle : aucun risque de contamination, je trace ma route, si je devais la photographier, je lui demanderais de fermer les yeux pour faire le deuil de tout ce qu’elle a manqué de ce monde.

Articles les plus consultés