Photographie d'enfance

 Cette image revient souvent me rendre visite. Elle n’est pas une hantise, pas une angoisse. Ce que j’éprouve quand le regarde aujourd’hui entremêle plusieurs états d’âme. J’ai de la tendresse pour l’enfant que je regarde, et de l’amour pour celui qui l’a prise : celui qu’on ne voit pas  (le photographe) mon père. Mais l’inquiétude est diffuse, indéterminée. Elle rôde encore à la surface de ma pensée. Je dois avoir à peu près huit ans. J’ai une coupe de cheveux à la mode de l’époque — un bol de blondinet. On ne voit pas mes yeux, car ma tête est baissée. Je porte un sweat shirt Mickey, et un blouson en cuir entrouvert, mes mains sont menottées. La lumière chaude de l’éclairage (je crois me souvenir d’un crépitement simultané de deux flashs que j’entendais se déclencher et qui me donnaient la sensation physique de cogner contre mes paupières closes) offre à la couleur de ma peau une vibrance saisissante. Pour solliciter Roland Barthes qui s’inscrit ici très spontanément, ces mains fermées constituent le punctum de l’image : elles me rappellent cette crispation intime que j’éprouvais sans oser l’admettre à mon père pendant la prise de vue. L’argument de cette mise en scène ? La couverture d’un livre écrit par un juge d’instruction, un certain Joël Weiss, juge d’enfants meurtriers.  C’est d’ailleurs le titre du livre : ces mots qui traversent mon corps sur la couverture. Face à l’image, je suis parfois désemparé. On peut entendre des remarques attendues. Comment un père a-t-il pu faire ça ?  C’est atroce, une violence inouïe. Un geste symbolique démentiel, etc.  Mais dans ma mémoire d’enfant, aucun pathos ne m’affligeait. Je savais bien qu’il s’agissait d’un jeu. Une fiction. Je savais aussi que je n’avais jamais tué personne. Et le fait d’être transformé en sujet aveugle, me convenait tout à fait. Je voulais seulement faire plaisir à mon père, ne surtout pas le décevoir. Sage comme une image. Aujourd’hui, je ne photographie presque personne. Aucun visage frontal. Une phrase m’est venue l’an dernier clore l’expansion de ce souvenir. L’exécution d’un portrait est comme un crime de visage. Rien de grave, en somme.

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