Entretien avec Yann Tostain (juin 2014)

Votre travail incite à l’interprétation sauvage. On se surprend à se demander si vous avez toujours la même compagne, si la haie est celle de votre logement ou de votre maison de famille, etc… Pourtant, votre photographie n’est pas véritablement une photographie de l’intime. Est-ce que vous diriez que vous vous adonnez à un égotisme photographique (si l’on s’accorde à ne pas réduire le terme à sa définition péjorative)?

L'intime n'est pas nécessairement tourné vers un dévoilement personnel ou bien un vers un monde de petites sensations qui ne regarderaient que moi. Je suis sensible à des œuvres autobiographiques tant sur le plan littéraire que photographique, mais je ne crois pas que mes images proviennent tout à fait de la même veine. Disons que j'utilise ma vie comme un matériau que je prélève, que je restitue parfois d'une manière directe, ou que je transforme radicalement. Ce n'est pas non plus un jeu de pistes où il faudrait deviner qui se cache derrière ces images. Une photographie juste, pour moi, vient mettre en crise l'identité des choses qui nous entourent quotidiennement. J'ai lu récemment une remarque  de Chen Tong dite à l'écrivain  Jean-Philippe Toussaint : "Tu nous donnes l'intime en te servant du privé". Voilà une phrase simple qui dit beaucoup pour moi. Quant à l'égotisme, pourquoi pas. L'âpre et douce vérité des choses pour faire un lointain écho à Stendhal. Il y a une dizaine d'années, j'avais trouvé un mot (une notion ?) que je trouve aujourd'hui ridicule, mais qui explique peut-être mieux l'origine de mon travail : l'autologie. Comme un jeu visuel avec ce qui gravite autour de moi,  me touche, m'effleure, m'échappe partiellement. La photographie ruse avec le réel, qui parfois s'appelle ma vie, ou qui s'en éloigne, prend des formes bizarres qui n'ont pas toujours de nom. Paul Nizon, dans l'année de l'amour, résume bien cette belle affaire qui est notre lot commun : "La vie ? Dimension inconnue."

Vous disiez lors d’une précédente interview que le temps vous aidait à mettre en correspondance vos images. Vous disiez également qu’elles vous précédaient, et qu’il existait un élément de surprise dans la manière dont les séries s’agençaient. Selon vous, qu’est-ce qui différencie « Après tout » de vos premières séries ?

J'ai du mal à parler de séries. Je préfère évoquer des périodes photographiques, car elles sont toujours plus ou moins liées à des circonstances de la vie bien particulières, comme un sous texte qui n'a aucun intérêt en soi et qui n'aiderait pas vraiment à faire comprendre ou aimer ce que je construis. Il y a eu un deuil en 2009 que les images ont cherché à surmonter en m'apportant un surcroît de rêves et de dépassement que ma vie seule ne pouvait absolument pas m'apporter. D'où un certain onirisme parfois, beaucoup d'obscurité, comme si la réalité était perçue dans un demi sommeil (là où je me trouvais) dans les yeux d'un pénitent. C'est le lot de celui qui est en deuil, je crois. Puis les images plus récentes m'ont forcé à reprendre un chemin plus risqué, plus joueur, plus aléatoire aussi ; aubaines photographiques que je trouve dans mes voyages, dans des villes étrangères qui excitent mon regard. Comme si je me trouvais dans  "l'année de l'éveil" pour reprendre ce beau titre de Charles Juliet. Aujourd'hui, j'ai un besoin de produire des images contrastées, au sens où je mélange  des scènes dites intimes (pour être grossièrement schématique), et des événements précaires  trouvés dans la rue. J'ai mis du temps à comprendre que je cherchais au fond la même chose, peu importe où je me trouve. Quelqu'un m'a parlé récemment de sexualité au sujet d'images qui pourtant ne montrent rien, en apparence, d'érotique. Je peux l'entendre, pas vraiment le comprendre. C'est en tout cas la recherche du désir et la révélation du manque qui alimentent constamment mes images.

Qu'est-ce que vos images montrent ? Qu'est-ce que vos images ne montrent pas ?

Je montre le visage d'une femme brûlé par le soleil, la branche d'un arbre qui fléchit, le corps d'un enfant en difficulté, dont on ne sait, s'il est en pénitence, ou en train de se prosterner... Dans mes images, c'est d'abord le "un" qui l'emporte. Je photographie un événement, ou un plutôt un phénomène. J'aime poser le regard sur la chose qui l'a éveillé. Quant à la nature de cette chose, qu'elle soit un objet, un fragment de corps, la question n'est pas vraiment là. Car je ne travaille sur aucune thématique particulière. Je crois cependant qu'à chaque fois que je recueille quelque chose, c'est la même intensité qui se déclare sous mes yeux : ce mélange de dévoilement et de rétraction. Vous saisissez quelque chose qui vous échappe, dans un même mouvement. Ce qui explique sans doute la minceur de mes sujets. Je suis en effet sensible à ce qui faiblit et qui semble être sur le point de disparaître. À l'université, j'avais commencé à travailler sur un sujet qui va dans le même sens de ce que je fais, aujourd'hui, avec mes photographies. Ça s'appelait le désastre de l'image. Le désastre, au sens propre, celui de la catastrophe, de la représentation abîmée du réel ; mais aussi le désastre, en tant que chute de l'astre - image même de la photographie qui rend présent quelque chose qui s'est déjà éteint et dont nous percevons malgré tout encore, le scintillement. Les images que je donne à voir sont peut-être à la fois des regrets et des promesses.

De toute évidence, l’écriture revêt une grande importance pour vous. Comment décririez-vous le rapport que vos images entretiennent avec vos écrits, qui semble très éloigné de la seule didascalie, et plus encore de celui que l’on retrouve chez Brecht, par exemple

Si j'écrivais par exemple dans une légende le nom de la personne que je photographie, même si je disais la vérité, j'aurais l'impression de mentir. Ou de trahir quelque chose. C'est sans doute relié à un rapport conflictuel que j'ai au langage. Photographier me permet de désigner quelque chose ou un être, sans le nommer. Un geste par essence silencieux, et après coup souvent encore mystérieux. Oui c'est vrai que l'écriture est très importante dans ma vie. Mais elle prend des formes très différentes, elle peut s'apparenter à la photographie quand j'écris des fragments "poétiques", mais elle est aussi un chemin vers le travail des autres, par exemple, via la critique littéraire.

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