Par Christine Marcandier sur Diacritik




 L'art de la fugue



Dans le dernier livre d’Amaury da Cunha, le plus souterrain refait surface : qu’il s’agisse de lieux (le métro), de souvenirs (le suicide du frère), de moments présents mais longtemps tus, tout est traces et chemins, tout remonte après avoir creusé, en lui comme dans le réel, des Histoires souterraines.
Le livre, difficile à simplement qualifier de roman tant il joue de frontières souples entre les genres, est accompagné d’un recueil de photographies aux Éditions Filigranes (HS), en un diptyque fascinant, tant il prolonge une forme d’énigme à la fois identitaire et générique : à quel moment l’image surgit-elle ? Le texte en procède-t-il ou, à l’inverse, la photographie naît-elle de ces failles intérieures ?


Pour Fond de l’œil, déjà, un recueil de photographies accompagnait le livre : au lecteur revenait de choisir de les regarder ou non, elles étaient absentes du volume, à lui de faire un chemin volontaire vers elles (ou non), de décider de les substituer à celles qu’il avait formées en lisant le texte ou de voir ces images se dédoubler, les siennes juxtaposées à celles du photographe. De même, pour Histoires souterraines, deux volumes paraissent, le livre doublé (ou ourlé) d’un autre, HS, images d’une histoire souterraine.

Feuilletant HS après avoir lu Histoires souterraines, l’opération mentale du lecteur est mnémonique : il se souvient de passages du livre, associations simples parfois, plus obliques à d’autres moments. Peut-être se trompe-t-il — et tant mieux — hasards et divergences ont leur nécessité. Si le lecteur commence par HS, ce sont les images qui lui reviendront en tête en lisant Histoires souterraines ; les chemins de lecture sont multiples, ils déploient la portée d’un texte dont une partie se situe, nécessairement, entre les lignes, en-dessous mais aussi au-dessus puisque la chute est l’un des contrepoints du récit, puisqu’une grande partie du texte se déroule hors de notre vue, dans les blancs qui ponctuent et trouent une prose fragmentaire, éclatée.

Les lignes qui doublent celles du roman sont d’abord celles du métro, cadre de nombreux passages de ces Histoires souterraines et où se produit un incident qui sera le pré-texte du livre : un homme est « saucissonné dans le métro », faisant ainsi dérailler le cours du temps, dans une forme d’indifférence générale avec laquelle contraste l’impact de cette histoire sur Amaury da Cunha. L’événement entre en écho avec ce qui vient de lui arriver dans le métro sur la ligne 14, son propre corps coincé entre les portes, une partie « dans le compartiment, l’autre sur le quai », scène qui ouvre le livre. L’incident est un entre-deux, à l’image de son corps entre deux espaces, en sursis, il évoque immédiatement à l’auteur cet « atroce fait divers relaté récemment dans le journal : un type s’est d’abord fait coincer comme moi par la porte d’un métro, il est tombé brusquement sur les rails avant de se faire traîner sur plus de cinq cents mètres, électrocuté et broyé par la machine ».

Surtout, de saccades en incidences, télescopages de temps, lieux et moments, le mort anonyme fera surgir un autre drame, intime, une autre chute, un autre homme tombé, le frère. Amaury da Cunha est dès lors à la fois « excité par ces histoires, mais aussi effrayé par les ramifications qui se produisent entre ces faits sortis de différentes époques », l’écrivain sera « un aiguilleur de drames ».
Tout bifurque sans cesse dans les lignes de ces Histoires souterraines, ou, pour être plus précise, tout feint de bifurquer pour ramener, en partie malgré soi, en une quête d’abord inconsciente, à l’essentiel, à l’intime. Dans Nadja, Breton — qui apparia, lui, textes et photographies — disait déjà ces saccades et hasards objectifs, quête infinie de ce qui « hante » et que seuls de soudains croisements de sens peuvent nous révéler. Le travail d’Amaury da Cunha est différent — chez lui écrire et photographier tiennent de la même démarche indissociable et vitale — mais il procède d’une même maîtrise d’un hasard aux détours faussement capricieux. « Depuis toujours, j’esquive tout ce qui pourrait m’emporter dans des directions imprévues, et, en même temps, je n’attends que cela : un incident, une bifurcation inconnue, une histoire inventée ».

Tout est fugue et la fugue n’est pas fuite. Plutôt un art de composer avec sa propre histoire, de recomposer le réel depuis ses chutes, cette fois au sens de fragments ; d’écrire entre rêverie, fantasme et souvenir pour, toujours, laisser surgir. C’est le sapin de la cour véritable figure hitchcockienne, c’est la passante du métro (forcément baudelairienne), c’est cette amante et muse photographiée en Sicile, présence-absence, c’est ce frère qui s’est jeté d’un gratte-ciel de Singapour, en juillet 2009, auquel tout mène. « On écrit pour redonner du corps à ce qu’on a perdu. Incarner un corps qui n’est plus ».
Tout pose pour autre chose, une autre figure, un autre moment : l’article du Parisien comme le texte de l’arrière-arrière grand-père deviennent tissus du récit, lui-même « fragment d’archéologie familiale et parisienne » ; l’inconnu du métro est là, d’abord, pour masquer le frère, Charles, il rappelle Truffaut comme Didier Blonde ; la quête rappelle Perec comme Denis Roche ; la passante dit d’autres sens interdits et l’écriture est alors cette opération permettant de nommer (« l’inconnu de la ligne 6, je l’appellerai Antoine »), nommer donc appeler à soi. Tout « me regarde », soit me scrute depuis un ailleurs et me concerne… « Car je ne veux pas sombrer dans la fiction, je veux des preuves, pour voir, pas forcément savoir ».

Chez Amaury da Cunha, le mot fait image, comme si l’ensemble des fragments formant récit — ce voyage entravé vers Cherbourg et l’exposition d’une amie — était un puzzle, mouvant, recomposant un imaginaire qui est aussi une mémoire. Tout est réel, tout semble pourtant sinon inventé du moins rendu à la fiction, réel et fiction conjointement « espaces de projections ». Tout est double, l’un image de l’autre, Histoires souterraines et HS, images d’une histoire souterraine, l’inconnue du métro présent et Alexandra du passé, les deux jeunes hommes chus, l’écrivain-photographe dont le prénom, sur un gobelet de carton, devient Amori, magie involontaire de la coquille, memento mori, amori, double vanité de l’amour et de la mort en trois fautes d’orthographe (et souvenir de Breton, encore, pour le lecteur, de la fin de l’Avant-dire de Nadja, hymne aux lettres érotiques parce que sans orthographe).
Tout est entrave dans ces Histoires souterraines, entraves dénouées par le hasard objectif. Sur la trame d’une unité de temps (un voyage) et de lieu (un quartier de Paris, la mémoire), tout se déploie, exposition d’un intime ou, comme l’écrivait Kafka dans son journal, phrase citée par Amaury da Cunha, de « la terrible insécurité de mon existence intérieure ». Mais exposer, c’est aussi sinon cacher du moins donner à entrevoir une absence au creux de la présence, anamorphose irrigant ces Histoires souterraines comme HS.

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