Lettre de S.

 "( ...) Je peux reconnaître ta conquête de l'ordinaire dont le sentiment-même disparaît – rien n'est ordinaire hormis la grâce et le désastre.  Je peux cela, mais je ne comprends toujours pas. Tu donnes à voir une vie valable dans tous ses états, débusquée dans tous ses possibles. Possibles des choses et des êtres dont l'oeil recueille l'intelligence, là – et au moment – où elle se fait, se tisse.

J'ai envie de dire que je lis dans tes séries une image perdue. Celle que tu cherches ? Que tu remises, pour retenter l'affaire avec la suivante ? Je me laisse attraper par sa densité. Cette image ignorée abrite, recueille, sert de refuge aux cauchemars, aux chagrins. On pourrait presque la paraphraser : force inhérente à la faiblesse.

Je pense à ce que tu as écrit : « C’est ainsi que je me représentais le monde quand j’étais enfant : mille nœuds, belles et innombrables ficelles d’amour. » Je vois toujours ce laçage, cette pelote faite d'amour, de mémoire, de vides et de mots. Ce texte ? Car c'est étrange, chez toi, la recherche de l'intensité du regard libère des mots. Ton regard n'en finit pas de parler. Les corps, les couleurs, les ploiements, les morceaux se révolutionnent en une langue qui est celle de l'instant. En photographiant, tu te délestes, te délivres du lisible dans le visible. Ca sort, ça se passe, ça surgit. On saisit, c'est énergétique, mais c'est triste aussi, parce que c'est perdu aussitôt perçu. Le défi à l'anéantissement est à rejouer sans fin, dans sa « fragilité édifiante », sa certitude engloutie.

Tes photographies sont hyper-sensiblement organisées. Il en remonte je ne sais quoi, dont je sais seulement que c'est à rebours et que cela rayonne autant que ces hiatus entre absence, présence, attente et désir. Le tout rendu avec une juste charge de beauté. Et cette tension finit par éclairer une réalité inconnue, comme un regard qui emprunterait plusieurs directions en s'emparant au passage d'un tintement suspendu, des ombres, d'un geste effacé, pour nous laisser en proie au mirage et prêts à assaillir une apparition (visuelle, sonore, motrice) jusque-là recluse. Je ressens fortement le serrement porté par ce regard qui est surtout matière et qui participe au monde en s'insurgeant dans tes images. En elles, le temps hésite, s'arrête, on ne sait si l'instant est soluble ou perpétuel. Il est ouvert en tout cas. Comme l'est l'étonnement appelé et consacré par ton travail qui, d'un théâtre du dérisoire, dévoile en l'embrassant celui de la déchirure."

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