sauvé, provisoire

 Le texte qui accompagne mon livre de photographie Après tout, à paraître au Caillou Bleu en novembre,  se situe entre le journal et le poème. Prélèvement de sensations sur le fil du temps, ces phrases ne respectent  aucune chronologie, comme les photographies. Matériaux brutes redistribués.

Qui pourrait prétendre vivre une expérience linéaire du temps, et un voyage organisé dans nos espaces ? Poème au sens où j'avais lu tout jeune homme, cette phrase de Sartre : "le poème ne décrit pas le Monde, mais tient lieu de monde". Au milieu de ces digressions du texte, un leitmotiv vient scander ce mouvement des mots : l'énoncé lapidaire des images que je n'ai pas pu faire, pas pu voir, pas voulu faire. C'est tout.

Ces temps-ci, impossible de lire des romans, pages usées qui me semblent appartenir au passé, le mien, mais aussi celui de l'art. Je ne pense qu'à la poésie, seul acte réel du langage. Mais je suis une feignasse. 

Au journal, on m'a demandé d'écrire à l'avance la nécrologie d'un grand poète, ce qui m'excite et me débecte en même temps. Passons.

Présentement, pas d'images fixes prévues. Par contre, ça frémit dans ma tête. Désir de faire des courtes séquences vidéos, comme des photographies, avec seulement quelques mouvements sensibles. Un homme tourne sur lui-même éclairé par un phare, un enfant qui gigote sous un drap, des arbres qui frissonnent dans la nuit. On verra ça. 

La période critique de critique est suspendue. Face à soi, maintenant. De toutes manières, il n'y a pas un texte critique qui ne m'ait pas regardé de près, intimement. Cuisine interne. 

Et les grands arbres, les espaces ouverts ? Direction sud, progénitures !

La peur tenace de l'oisiveté. 

Ainsi se clôt une période de la vie, toujours par un livre. Mais quel autre travail accomplir ? Une fiction titrée ? Il y a quoi après le deuil ? Le frémissement du mouvement.

S. m'a dit que je devrais photographier des femmes, leur corps, le mien aussi.

Ce que j'ai vu en Arles, lors de ces interminables projections : des visages mortifères. Ce que je tente de montrer : des regards empêchés.

Le visage. Vers le visage. N'est-ce pas le titre d'un film de Bergman ?

En marchant, je craignais de la revoir, je rêvais de la revoir façon Swann, "pas mon genre". Presque tétanisé finalement. Forme hystérique de mon suprême détachement.

Pendant mon absence, A. garde mon chat, elle a trouvé refuge chez moi après avoir cherché à finir sa vie.  Toutes ces vies fracassées qui me frôlent, et moi qui joue au grand consolateur, je suis bien maladroit.

"Vous êtes artiste ? Vous habitez Montmartre ?"

Affamé d'amitiés.

Quoi ?  C'est donc ce petit être aux yeux noirs, malingre,  qui a menacé ton cœur, et suspendu ton humour et ta joie ? Ce n'était pas de l'amour, n'est-ce pas ?

Conjonction d'une durée et de l'exploration d'un espace. Chronique d'une chambre et d'une ville.

Au croisement d'une venelle, dans un coin de plage, je voudrais, même deux minutes, retrouver ma vie d'enfant ; je vous jure que je me ferais tout petit.

Sur une plage magnifique, entendu à l'intérieur de l'oreille : sa mélancolie c'est la détresse qui échoue sur la beauté du monde

Le gêne de la galeriste devant des images qu'elle aime mais qu'elle ne parvient pas à mettre dans une case — "Embarrassant pour moi et frustrant pour vous, n'est-ce pas ?" "Oh vous savez...."

"Vous faites des images froides et sensuelles. Vous révélez le bizarre à partir du normal" m'a-t-elle dit aussi très sèchement

 Deux visages familiers arrivés dans un rêve comme des lames de rasoirs, je sors de mon lit, je me foule la cheville
S'il avouait trouver cela seulement beau, sans bavardage - devant l'œuvre - il se sentirait tout nu : comble de la misère pour lui.

Tout ce travail solitaire de l'art pour arriver enfin à des relations sociales apaisées.

Pourquoi ce souci de l'aventure perpétuellement renouvelée ?

Oh ces quelques phrases de la vie, pas forcément heureuses, mais très près d'elle !

Regarder à blanc, sans appareil, sans béquille. Et ne rien voir du tout !

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