Remember


Chien

Fiction

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Fugue dans un monde normal. Je souligne de l’œil gauche un événement petit, poignant. Un chien qui rase le trottoir. J’ai entendu parler quelque part de « caniche anémique » — c’est à peu près ça. L’œil gauche que j’ai plus vert que le droit (lui tire sur le bleu) ausculte la bête opiniâtre. Où va-t-il ? Que fait-il ? Que veut-il de moi ? Quelles sont ses espérances ? Le chien renifle tous les aspects du trottoir, mais il ne lève jamais la tête. Il me donne un fichu vertige oculaire. Chien décidé comme… Machine angélique pitoyable ! À son égard : mélange d’indifférence, de mépris, d’envie. Quel est mon rapport aux chiens ? Disons qu’il est mitigé. Enfant, quand nous rendions visite à la cousine germaine de ma grand-mère, ma tante Maryvonne, son chien Carambar, petit bestiau marron qui me faisait penser à Bambi, me sautait dessus pour me léchouiller le visage. Je n’ai pas dit que j’étais contre, un peu dégoûté quand même. Mais j’ai grandi. Et ce chien-là n’a pas l’air de m’aimer. Trop affairé à chercher la petite bête. Je donne le relais à l’œil droit, disponible à l’immensité. Il fait le point sur des choses plus vastes qu’un petit chien, une affaire plus haute. Le ciel ou une femme qui regarde de loin ses chaussures. Je suis fasciné par la distance immense entre ses talons et la cime de son crâne. Je me dis que cela me dépasse. Phénomènes autonomes et variés. Petit chien qui vit sa vie mais qui a perdu son maître. Femme alerte qui semble aller à un rendez-vous urgent. La femme me fait faire une fichue gymnastique. Le chien est plus pépère , tranquille, dira-t-on. Et voilà qu’il s’échappe ! L’œil gauche enfin se repose tandis que le droit n’a d’yeux que pour cette femme qui marche et que je continue à suivre.

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