Chronique d'Emilie Chaudet (France culture)
Sur "Histoire souterraine" et "HS"
Ce sont des corps lourds qui semblent vouloir se débarrasser
d’eux-mêmes. Oublier leur existence dans le regard de l’autre dans les
murs épais d’un lieu qui ne leur appartient plus. Des corps qui
voudraient s’inventer une autre histoire. Une histoire souterraine. Ce
sont des corps qui recherchent l’état de chute, ou de relâchement. Qui
recherchent peut-être même cet état où il ne se reconnaîtront plus
eux-mêmes. Où ils pourront avancer autrement, et donc forcément
ailleurs. Sur un chemin choisi. Un Passage. « Qui n’a pas connu l’intervalle n’a aucune chance de traverser les apparences » écrit le photographe Amaury Da Cunha, dans son livre Histoire souterraine. Un titre qui est en premier lieu, celui de son roman. Et qui devient ici, sous la forme d’initiales, HS,
une série photographique sur des corps qui se révèlent, pourrait-on
dire, avant la chute. Une grande place grise de béton, au crépuscule,
les grandes dalles formes de larges escaliers. Et les ombres des arbres
s’étirent - loin, quadrillent l’espace. Un homme en béquille passe
devant ces ombres et semble ne même pas voir cet homme debout sur les
grandes marches. Pourtant cet homme là voudrait déstabiliser le paysage,
tenter de le tordre un peu, de son mouvement. Bassin légèrement en
avant, bras en l’air, tête un peu penché, il a laissé son sac à dos
parterre à côté de lui. Et on dirait, au milieu de cette place vide,
sans regards pour l’accueillir, amortir son mouvement, on dirait qu’il
se met à danser. C’est une scène prise en plongée, de haut, peut-être
depuis une fenêtre. La distance ne permet pas de distinguer l’expression
de son visage, de loin elle semble totalement neutre. Comme s’il jouait
naïvement la catastrophe, comme s’il mimait sans y croire, ni attirer
l’attention, le mouvement grossier d’une chute. Un geste solitaire.
Peut-être même désespéré. Produire quelque chose, au milieu de ce vide.
Amaury da Cunha se demande pourquoi son regard est-il si souvent aimanté
au bizarre, à ce qui menace de sombrer ? L’un des visages que l’on voit
et qui nous scrute dans ce livre c’est celui de son frère Charles mort à
Singapour, en se jetant du haut d’une tour. « Charles est mort, écrit Amaury da Cunha parce
qu’il ne trouvait plus d’image dans lesquelles trouver refuge (...)
Aucune image qui aurait pu lui offrir un sursaut de vie». Ce sont
des corps qui travaillent la chute, qui apprennent, tentent d’apprendre
le déséquilibre. Cet état de fragilité, cet intervalle, dans lequel, ils
peuvent peut-être enfin se connaître, se reconnaître, se livrer à
eux-même la seul image qu’ils ont toujours cherché, celle qui aurait pu
les maintenir debout.
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