Par Julia Kerninon


"On photographie des choses pour se les chasser de l'esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux". Franz Kafka

Il suffit d'un mouvement du doigt pour immobiliser l'action et la rendre éternelle. Figer le mouvement et l'offrir à la lecture. L'art d'Amaury da Cunha appelle à la scrutation. Il fait rentrer le spectateur dans sa propre obsession de regarder, sans vraiment y chercher une réponse, le monde qui l'entoure. En parallèle, ses textes, souvent fragmentaires, toujours intenses, relèvent du même regard, mi-hagard mi-ironique. C'est comme une enquête qu'il mènerait depuis toujours, accumulant des indices dérisoires, menaçants pourtant, parce qu'intimes. Les rassemblant pour les identifier avant de les abandonner à d'autres – le regard oblitérant toutes choses vues, les renvoyant dans le passé, se portant maintenant sur le futur des choses encore inconnues.

 Par moments, ses clichés rassemblés dans une exposition semblent des tableaux classiques et indiscutables, et la minute suivante ils font penser aux preuves du crime plastifiées disposées sur des tables de tribunal, accablantes.
Des trophées aussi, des porte-bonheurs. Des petites et des grandes choses, mises toutes à égalité. Toutes lois abolies. Toutes certitudes ébranlées. Confettis scintillants sur une poitrine nue, christique. Ombres chinoises. Mouvements de bras absurdes et quotidiens. Fumée, arbres ployés, objets abandonnés, instants volés, traces.
Autoportraits mystérieux. Femmes perdues. Neiges. Les images comme des regards jetés. Les textes comme des légendes sans objet. Des bribes. On croirait les photos de vacances d'un faux-fuyant, d'un étranger partout, qui ne sait pas sur quoi on attend de lui qu'il fixe son attention exactement, un touriste qui ne verrait pas la tour Eiffel même si elle était dans son champ de vision, mais qui sait choisir son pigeon préféré dans une mêlée duveteuse.
On n'a pas ici affaire à une pose d'artiste cynique, mais à un individu exigeant dont le travail nous demande, innocemment, si vraiment jusqu'ici on avait cru aux apparences, si on s'était laissé avoir par une coquille qu'il n'a, lui, Amaury, jamais même entrevue. C'est un regard perçant, sans concession, mais tendre pourtant, pourtant candide. Enfant sévère, pour qui un aigle n'est ni une métaphore ni un symbole, mais d'abord une paire de serres potentiellement meurtrières. Amaury da Cunha nous montre un autre monde, celui qui se dissimule entre les clichés habituels, dans les failles. Un monde de mouvements cassés, de visages mystérieusement dissimulés, de tragédies et de comédies minuscules, de villes toutes fantômes, d'animaux touchants et féroces. Mise en doute permanente des habitudes, du confort, de la chaleur. Derrière le rideau. Sous le tapis. Amaury da Cunha opte systématiquement pour le plus difficile, le moins aimable, ce qui ne fait pas l'unanimité au premier round. Snober l'évident pour privilégier le secret – privilège de celui qui a de la ressource, qui peut convoquer la grâce seul, sans bagatelles, sans fioritures. Lumière seule. Saccades. Après tout.
Et maintenant ce travail en cours, sobrement intitulé Incidences. Lire les titres comme des indices de la démarche. Dans son travail, Amaury da Cunha navigue en permanence entre l'intimité et la distance. Poses inconfortables, solitudes, passants immobilisés dans la contemplation du vide. Mais aussi : puissance chaude des animaux au zoo, fauteuils velours rouge au cinéma, jeunes américaines de sortie. Dans les expositions, juxtaposées, les images font apercevoir un nouveau monde, plus cru. On n'est jamais sûr de ce qu'on a vu dans ces images, et pourtant elles nous font douter à leur tour de ce que nous avions cru voir jusque là. C'est une œuvre qui se déploie, puissante, silencieuse, précise, année après année, collection après collection. Les textes, éparpillés sur le site http://saccades-images.blogspot.de/, sont en fait presque inséparables du travail photographiques, relèvent de la même quête. La démarche de Da Cunha est toute entière dans cet aller-retour concentré entre les deux formes, comme s'il choisissait encore son médium, l'outil le plus adapté à son ouvrage. Il ricoche de l'une à l'autre, efficacement mais sans l'arrogance des pleins pouvoirs.
Écrire, photographier – saisir ce qui échappe comme de l'eau entre les mains. Donner un nom et un visage à ce qui change sans cesse – le flux de la vie mouvante, incertaine, fragile. Inventaire parfois luxuriant, parfois anxieux. Instabilité fondatrice, parce que profondément honnête. Da Cunha repart toujours de zéro. Son style, parfaitement reconnaissable, c'est ce silence partout présent, cette pause dans la cohue. L'inconscient de tous les instants, frôlant avec la folie douce. Élégamment. Parcours d'un combattant contemplatif. Gladiateur aux deux armes – images et mots. Reproduire la réalité pour s'assurer de sa présence. Immortaliser pour oublier. Rendre immortel pour oublier qu'on ne l'est pas soi-même.

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